1961 en France.
Violaine, 10 ans, est accroupie au pied de la grande bâtisse de la
Jacqueminière (ferme familiale) à Douchy. Janine, 12 ans, est à l’intérieur, au
frais. Elles ont traversé la méditerranée il y a trois mois avec leur mère suite
aux «événements» en Tunisie. La mère est repartie pour être avec le
père sur place pour régler les affaires. Ils viennent de revenir de Tunisie.
Journée printanière.
Les cousins viennent de partir en balade à vélo. Violaine joue avec ses billes.
« Moi, j’aime bien les billes. J’en ai pas beaucoup là,
mais elles sont belles, mes billes. Elles roulent tout doucement vers les
petits trous que j’ai creusé avec les doigts… la terre est toute sèche alors il
faut faire des ronds avec les doigts, comme ça. Mes ongles sont tout
crassouilleux… tant pis !
Une porte claque dans un courant d’air. Janine sort de la
bâtisse en portant une chaise en osier et un livre posé sur le siège.
« Toi, tu ne vas pas jouer avec moi, je le sais
maintenant. Je te demande même plus. Je te regarde même pas et je sais que tu
vas poser le siège au soleil, tu vas t’y assoir, tu vas ouvrir ton livre… sur
tes lèvres il y aura un sourire… tes yeux doux vont se poser sur la page comme
quand une fille regarde un amoureux en cachette. Je vais pas te demander ce que
tu lis, ça va t’agacer, tu vas me faire des pas jolis yeux… j’aime pas ces yeux-là !
Tu les avais pas avant ! Et je voudrais encore être avant… tes yeux
maintenant, ils sont comme je sais pas dire… Avant, dans notre maison, avant
les événements (Papa en parlait tous les jours des événements avec Tonton
André), avant j’aimais bien t’entendre rire, ça me disait que tout allait bien.
Tu jouais avec moi, tu me prêtais ta poupée et on la faisait chanter dans sa
jolie maison en carton tapissé. Elle est restée là-bas ta poupée.
Papa a dit
« les filles, vous partez avec votre mère en vacances, je règle les
affaires. Vous laissez les jouets ici. » Alors on est parties avec une
valise chacune, sans ta poupée, ni sa maison, sans ma collection de billes
multicolores et mes patins à roulette. Et toi, je vois bien, tu es triste
depuis. Comme si, tout ça, c’était perdu pour toujours… comme tes yeux… deux
jolies billes qui brillent restées là-bas… Et tu restes là, tu vas pas en
balade avec les cousins, ton vélo n’est pas loin pourtant. Moi, j’y aurais bien
été ! Mais moi, je suis malade, toujours malade, pffff ! Encore
malade ! Qu’est-ce que j’aimerais bien respirer comme tout le monde et
partir en vélo avec la troupe. C’est jeudi. Tiens, j’entends les tracteurs dans
les champs, aussi les oncles et Papa… des bruits de casserole dans la
cuisine...
Maman et les tantes nous préparent le repas… les draps étendus par
tata Odette, qui chahutent avec le vent… tout le monde est là, toute la
famille. Même le chien ! On prend pas le chien pour les vacances
normalement… Là, oui ! Quand on est arrivées avec Maman, elle nous a
inscrite à l’école, pour pas « perdre une année », elle a dit. Et
puis elle est partie… Grand-père et grand-mère nous ont gardées, les 4
filles ! Moi, j’aime pas les vacances où on va à l’école. Je te l’ai dit
l’autre soir mais tu me réponds pas et tes deux billes noires me regardent
comme un chien battu, et c’est la rivière sur tes joues. On a passé Noël sans Papa
et Maman, qui réglaient les affaires… pfff… et puis les oncles et tantes sont
arrivés, les uns après les autres. Ils se sont installés à la ferme. Pour
Pâques, enfin, on a retrouvé Maman et Papa ! Ils sont arrivés avec leurs
valises et de drôles de mines. Ils ont dit avec une voix bizarre qu’on allait
être bien ici. Décidément, drôles de vacances,… avec l’école, notre chien
Bourguiba qui fait rire les oncles je sais pas pourquoi, je crois que c’est son
nom qui les fait rire,… parce qu’il est tellement vieux notre chien qu’il a des
yeux tout éteints… des vacances où tout le monde vient avec de drôles de mines...
Pas de pique-nique, pas de baignade à s’éclabousser et à celui qui entrera le
plus vite dans l’eau… pourtant il commence à faire chaud. Pas de grillades au
feu de bois, pas de rigolage… Des mines toute grises, du travail, et « chut
les enfants » le soir parce que les grands sont fatigués… Pfff…
Des
nouveaux tracteurs sont arrivés la semaine dernière. Tout neufs ! Comme si
on achetait des tracteurs en vacances ! C’est pas des vacances ça !
C’est PAS des vacances, saperlipopette ! Et SI… c’était pas des vacances…
je vois plus mes billes, hou lala, mes jambes tremblent dis donc, le soleil me
fait très chaud là, très chaud. Ouh, j’ai très chaud… oh non je respire plus
très bien… aïe… Tu te lèves de ta chaise, tu mes regardes, tu appelles les
tantes et maman accourt. Je vois plus rien. Je sais plus rien. Je veux plus
rien savoir. Plus rien savoir !
Sophie Le Mée
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