mardi 26 décembre 2017

Elle n'aime pas les dimanches...

On est dimanche, midi trente. Jeanne a le ventre noué en entrant dans la cour de la ferme. Le chien attaché à sa corde aboie furieusement comme si elle était une étrangère, quel idiot, elle est née ici. Il est censé la reconnaître, non ?

Le père est là, dans le parterre de l'entrée, encore en bottes de caoutchouc ; est elle arrivée trop tôt... Elle entend pourtant la mère s'activant dans la cuisine et sa soeur Elise disputant Zoé sa benjamine dans le couloir. La gamine pousse des cris stridents.

Le père lui a fait un signe furtif de la tête, il ne l'embrasse pas, embrasse très rarement, parle peu, c'est un taiseux. Jeanne s'en est toujours accommodé, c'est ainsi.

Julien son mari arrivera après l'apéritif, il entraîne des jeunes au foot. Les deux autres frangines sont là, maintenant, et c'est une véritable volière dans la pièce principale. Ce bruit agace le père, elles le savent. Quatre filles c'est trop, il attendait tellement un fils, un mâle qui reprendrait la ferme, le secondant dans ses vieux jours. Que des fendues dans cette famille, vitupère-t-il quand il s'énerve.

Dans peu de temps, tous seront réunis autour de cette grande table en bois striée de coups de couteau, assis inconfortablement sur des bancs du même bois. Ce mobilier rustique résiste depuis trois générations - c'est dire s'il date !

Après le vin cuit un peu aigre de l'apéro viendra la quiche au lard, le lapin tué hier et la tarte aux prunes, c'est la saison. Tout vient de la ferme et il faut bien le reconnaître, c'est très bon et l'on se régale. La mère mange presque debout, entre ses allées et venues à la cuisine, très peu de temps pour se poser. Les filles veulent aider en vain, la cuisine c'est son domaine. Jeanne arrivera tout juste à laver la vaisselle.

Les soeurs parlent entre elles de la semaine écoulée, rien de nouveau, tout est routine, convenu, banal. Les cousines sont très sages, le papé n'aime guère les débordements à table. Ses filles n'ont engendré que des filles, qu'a-t-il fait au bon dieu, même s'il n'y croit pas, pour mériter cette injustice ? Alors les pisseuses comme il les appelle doivent rester calmes au moins pendant le repas. Après elles pourront aller jouer dans la cour, ça, oui, ne le dérangera pas, il ira faire la sieste.

Bien sûr il y a des mâles dans cette maison, les gendres - mais il n'échange guère non plus avec eux, ni la politique, ni le sport, ni du boulot, ni de... ni de rien en fait. Ce sont des garçons de la ville, ne connaissent pas beaucoup la vie de la campagne, le monde paysan. Ses filles aussi, élevées ici, sont devenues des citadines. Jeanne est postière, les deux autres bossent à l'hôpital et la dernière Elise s'occupe de ses trois filles.

Dans ce rendez-vous dominical ne pas oublier la mémé, assise dans son fauteuil près de la cheminée, enveloppée dans son châle. La mémé... A l'instar de son fils, ne parle plus beaucoup, un certain Aloïs  a envahi sa pauvre tête. La mémé qui mélange tous les prénoms de ces petites femelles. Jeanne est la seule à venir à ses genoux lui caresser ses vieilles mains encore très douces, la seule a essayer de capter de belles lueurs anciennes encore dans son regard.

Il est 17h30, la vaisselle est terminée; Père a fini sa sieste, la mère prépare pour chaque couple les restes du repas dans du papier au, elle fait toujours un peu trop. Les cousines sont revenues de leur balançoire, un peu excitées par leurs acrobaties dans l'herbe.

Surtout Zoé, la dernière d'Elise, cette petite fille pas tout à fait comme les autres qui rit aussi fort qu'elle pleure, qui écrase les escargots pour les donner à manger au chien et aux poules, qui fait pipi debout dans la case ciel, là tout en haut de la marelle. Elle compte aussi les étoiles sur ses dix doigts, triste soudain de n'en avoir pas assez pour le bon compte.
Zoé s'accrochant aux jambes de sa mère comme un petit koala.
Zoé qui a une annonce à faire.
Zoé embrassant le ventre d'Elise : il y a un bébé là-dedans 

Le quatrième enfant sera un garçon, le père ne sera plus là, mort avant la mémé d'une crise cardiaque, foudroyé, les genoux dans la terre, le nez dans sa brouette.
Mathurine

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire