lundi 22 mai 2017

Coin du feu

Mon père souffle toujours deux fois quand il se relève après avoir calé avec soin son chevalet. Un peu plus à gauche, non, un peu plus à droite ! Voilà, comme ça… et un peu plus bas… Tout est presque prêt. Il ne manque plus qu’une grosse bûche pour régaler le feu. Au milieu du salon, une toile va naître.

Confortablement installé dans le canapé, je regarde mon père préparer sa palette. « C’est le moment le plus important », m’a-t-il dit un jour. « Celui où le peintre retient son souffle. Son cœur ne bat jamais aussi vite que lorsque le temps du premier geste se rapproche. »

Mon père sait dire dès le premier coup de pinceau si son tableau sera réussi. Moi, je crois que c’est dans le dernier trait qu’il se révèle. J’aime ces moments où, dans la pénombre, derrière son épaule, je le vois ouvrir son âme et laisser jouer sa main. Nous redessinons le monde ensemble, sans un mot, sans un bruit.

Dans la cheminée, les branches de pin craquent sous le poids d’un feu mordant et nerveux. Les flammes grignotent petit à petit le bois sec et nous enrobe d’une lumière chaleureuse et apaisante, comme un puits d’où jaillit une quiétude providentielle. Les ombres s’étirent et se déforment sur les murs du salon, comme elles se figent par le coup de main de mon père : en un instant comme guidé par une force invisible, un cou de génie qui ne dure qu’une fraction de seconde !

Le pinceau dans sur la palette avant de s’écraser sur la toile. Le mouvement est fixé, la lumière capturée.

Dans son dos, je sais que nous ne communiquons jamais plus qu’en ces instants. Sans une parole, sans un geste, mon père me prend par la main et m’emmène en aventure. Pour rien au monde je ne voudrais que cette soirée se termine. Il sait que je suis là, que mon âme le sert dans ses bras comme mes bras serrent le vieux coussin en velours. Cela me suffit.

Un texte écrit en regard du tableau
"Coin du feu", de Thomas Couture,
à voir au musée d'art de Senlis
Au pied de l’âtre, les chats ne bougent plus et ronronnent de concert. Ils seraient étonnés de constater l’ombre des tigres derrière eux. Les yeux pleins de sommeil, ils bâillent chacun à leur tour, léchés par la chaleur puissante des braises, juste dérangés par la clarté du feu. Sur la cheminée, les bibelots amassés tout au long d’une vie disparaissent comme autant de petits plaisirs futiles et sans intérêt.


Ce moment avec mon père disparaîtra-t-il lui aussi comme la bûche ne laissera que des cendres demain matin ? Ou garderai-je sculpté dans mes yeux cette silhouette sombre aux mains bariolées, qui partage généreusement avec le monde une soirée d’hiver passée au coin du feu et donne à son fils la passion des choses simples de la vie ?
Jémisson B.

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