samedi 21 mars 2015

Voyage en trois syllabes

Un participant aux ateliers d'écriture, Pascal Kazandjian, a reçu le prix spécial du jury au concours d'écriture de la ville de Senlis 2015, sur le thème du voyage. Bravo à lui ! Nous reproduisons ci-dessous son texte :

Voyage en trois syllabes

Partir ! Est la seule façon d’espérer un jour revenir.
Devant moi je découvre un paysage blanc, lisse, immaculé. Une feuille de papier. Assis face à mon bureau je l’observe. Parfaite en tout point. Si parfaite qu’elle en est pauvre de tout. Elle fait naître en moi  un sentiment de vide. Un néant où nul homme ne souhaite un jour devoir demeurer. Pourtant je souris. Je me rassure déjà. Je possède une arme infaillible ; un stylo à plume. Cette arme qui, à force de mots, de points et de virgules, saura donner vie à cette page blanche. Comme l’artiste peint. Comme le musicien compose ; je vais écrire.  J’ai dilué mon âme dans une encre bleue avec laquelle je vais me répandre sur des lignes imaginaires, pour vous raconter la plus troublante des histoires. Le plus mystérieux des voyages. Un voyage qui se moque du  temps.

Premier Chapitre -       Lo  Comme le Lotus - la fleur de l’eau
Il est dix heures du soir. En cette fin de journée qui mène à  la Saint Jean, la nuit patiente. Elle patiente quelques minutes encore avant de déployer sa robe noire parsemée d’étoiles. J’attends qu’elle arrive. Je l’attends comme le voyageur attend son train, car elle seule, saura me conduire là où je dois me rendre. Le jour disparaît et je me sens fin prêt. J’allume trois bougies pour éclairer mes songes. J’entre dans un voyage dont nul ne pourra m’enlever.
Je commence par une majuscule, comme il se doit. Je l’arrondie, la déploie comme les ailes d’un oiseau. Elle se dresse et retombe délicatement sur les courbes d’une voyelle.
Puis les lettres s’enchainent comme les perles d’un collier. De « m » en « n ». De consonne en voyelle et de mieux en mieux, je laisse mon stylo dessiner des phrases, comme la pierre en  ricochet dessine des ronds à la surface de l’eau. Dans cet étrange ballet, je cherche mon personnage, mais  en réalité, c’est lui qui vient à moi.
Il est là. Je devrais dire « elle est là », car il s’agit d’une  femme. Je la découvre. Dans sa robe de laine, trainant son panier comme on traine sa peine, elle regarde autour d’elle et y voit tant de choses. Ces choses que l’on ne saurait voir sans un regard d’enfant. Son âme s’élève comme une bulle de savon en direction du ciel. Elle apprivoise les couleurs, et les sent l’envahir. Il y a des roses, des bleus, des rouges. Elle ne les voit pas.  Non, elle ne les voit pas, c’est bien plus que cela. Elle devient ces couleurs. Elles sont comme le son d’une  cloche qui lui ouvre les portes du temps. Les rues de Senlis se dévoilent comme des sentiers mystérieux. Le bruit, les passages, les gens et les pavés renferment tant de secrets. Qui sait les lire souffre d’une grande solitude, mais possède le plus grand des trésors. Alors elle marche. Elle marche et parle. Seule ? Certainement pas. Elle parle à ces instants qui se sont évaporés à chaque coin de rue. Ces bouts de vie qui ne meurent jamais, et qui malgré le temps, subsistent et voyagent entre les passants. Il y a bien quelques fois un frisson inexpliqué ! Un endroit que l’on croit reconnaître. Oui ! Mais pour elle, il s’agit de tout autre chose. Elle s’imprègne de ces lieux.     

Chapitre 2   -     U comme Uvulaire la fleur sauvage
Ce soir elle rentrera chez elle. Posera ce qu’elle a vu sur une toile blanche. Ma plume la rejoint.  Je voudrais la décrire de tous ses artifices.  Sa chevelure rousse. Ses mains  ouvertes comme des calices, abimées par les heures de labeur. Ces mêmes mains dans lesquelles se cachent des savoirs immenses, que j’aimerais deviner. Elle s’agenouille sur un carrelage usé. Usé par ces milliers de pas  d’inconnus dont certains ne sont plus.
Elle  prie.
Puis soudain la magie se produit. Elle écrit en couleur. Il n’y a pas de mots mais des  coups de pinceaux qui,  comme des griffes adossées les unes aux autres, s’unifient pour faire naître les fleurs  d’un autre monde. Elle s’incline, se désaxe,  frôle sa peinture. Elle se penche si près de son œuvre, que son corps tout entier plonge dans la toile. Elle souhaiterait tellement  peindre directement avec son âme. Il y a la voix des anges, les complaintes des démons. Il y a le bien. Il y a le mal. Il y a tout ce qui n’est pas. Il y a tout ce qui est, mais que les autres ne voient pas. Elle a peint ce que beaucoup, faute de comprendre, nommeront la folie. Sa merveilleuse folie. Dans cette infime parenthèse, où les questions me harcellent, je perds mon personnage. Mon illustre personnage. Une bougie vacille. Je reviens de mon voyage qui se moque du temps.
Ma feuille blanche s’est enrichie de lignes et de courbes. Des arabesques qui forment des mots. De ces ombres  mystérieuses qui s’effilent, je raconte cette femme que je connais si peu, mais que je perçois si bien. Ma plume trace un petit pont à l’envers. C’est un « u ».
Il sera l’unique passerelle entre  deux rives pour franchir la  rivière. Celle dans laquelle coule mon imagination. J’emprunte le passage.

Chapitre 3 - IS Comme iris la fleur  de l’âme
De l’autre coté, dans une pièce vaporeuse aux murs translucides, je la retrouve assise sur une chaise. J’ai manqué quelque chose. Je le sais. Je la vois sangloter, grelotter. Elle regarde la toile dont je ne vois que l’envers. Alors j’avance,  et me place debout à ses côtés. Sur les fleurs qu’elle a peint, je devine un regard. Je le reconnais. J’en frissonne. Je sens ses doigts effleurer mon bras. Elle me parle. Du moins je le suppose car j’entends sa voix.
-   Je vous ai choisi, dit-elle. J’ai souhaité venir à vous pour que vous me racontiez.
-    Je ne comprend pas, lui confié-je. Je ne fais que nourrir une feuille blanche. L’envahir de mots où je parle de vous. C’est juste… pour une nouvelle où il est question de voyages. J’ai préféré votre œuvre, aux murs colorés de Valparaiso.
-   Ça c’est ce que vous croyez, répond-elle. Ecoutez mon histoire.
Ce matin  à l’aube, je déambulais dans le vieux Senlis, en contrebas de la rue vielle de Paris. Un petit chat a miaulé. Il était assis sur le bord d’une fenêtre. Je me suis arrêtée et il a miaulé de nouveau en frottant sa joue sur l’angle d’un mur. Je me suis approchée pour le caresser et, dans une étincelle le  petit félin a disparut. Alors je vous ai vu à travers les carreaux. Vous étiez assis devant les flammes de trois bougies vacillantes. Penché sur votre bureau vous écriviez. Vous m’avez regardez, mais sans me voir. Sur la toile ce sont vos yeux que j’ai peints sur les pétales. Ce sont des iris ; les fleurs de l’âme.  Les deux dernières lettres de ce nom de fleur vous diront qui je suis. »

Ma vision disparaît. Mon voyage se termine. Je sens l’extrémité de ses doigts me picoter l’avant bras.  Comme une brûlure. Je suis à nouveau assis face à mon bureau. La petite brûlure n’est autre qu’un peu de  cire chaude qui a coulé sur ma peau. Dans cette forme blanche, je crois reconnaître la tête d’un petit chat.
Le sommeil est venu me chercher. Je souffle les trois bougies. Je rejoins  ma chambre. Je ne sais pas si ce soir j’ai gagné ou perdu quelque chose, mais je suis revenu. Dehors il pleut des cordes, comme si le ciel pleurait.
A mon réveil, le lendemain, ma feuille est tombée sous le bureau. Je la ramasse. Tous les mots ont disparut. Seuls,  les titres des chapitres y sont encore inscrits.
                                                                 Le      LO    de lotus
Le         U     d’uvulaire
                                                                 Le          IS    d’iris
De ces trois syllabes je fais un bouquet
Dans ce rébus de fortune, je devine qui elle est
On la dit de Senlis
De son vrai nom Louis
Et de son prénom Séraphine.
Pascal Kazandjian

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